« Taddeï : Vous parlez de colonisation, est-ce que c’est une frontière qu’il ne faudrait pas oublier elle aussi ? Parce qu’après tous les peuples ont colonisé leurs voisins. L’empereur du Mali, s’il est devenu l’empereur du Mali, c’est parce qu’il avait colonisé tous ses voisins. (…) Et pour finir avec les Sérères, puisque vous êtes une Sérère au Sénégal, n’avez-vous pas colonisé les Wolofs et les Mandingues ?
Fatou Diome : Si, exactement !
Taddeï : Donc arrêtons de faire la différence entre colonisateurs et colonisés, on a tous été l’un et l’autre.
Fatou Diome : (…) Et c’est pour ça que je me dis à un moment donné, il faut pacifier les mémoires, il faut arrêter de se référer tout le temps à l’esclavage et à la colonisation. Oui nous avons besoin d’apprendre l’histoire pour savoir d’où nous venons pour ancrer notre identité. Mais ensuite il faut s’élancer, il faut prendre un élan vers l’avenir, se libérer du passé et arrêter d’être des otages, des victimes consentantes de l’esclavage et de la colonisation. Moi je ne suis pas une victime de l’histoire de la colonisation parce que je n’étais pas colonisée. C’est Senghor qui a été colonisé, ça n’a jamais été mon cas. »— Extrait de l’émission « Hier, aujourd’hui et demain » du Jeudi 06 Avril 2017
Cet extrait de dialogue entre le journaliste Frédéric Taddeï et la romancière Fatou Diome, sans être un archétype des schémas de pensée, est un reflet de la façon dont les populations abordent les questions relatives aux différentes formes de colonisation, aussi bien en pensées qu’en actes. Il s’agit pour la grande majorité de tourner la page sur un passé délicat à exprimer, lorsqu’il n’est pas renié et de saisir les opportunités du présent en faisant preuve d’une certaine amnésie quitte à se complaire dans les prêts-à-penser.
Malheureusement, l’étude des sociétés et des interactions de personnes en leur sein ne s’effectue que très rarement sur la base de nos émotions et ne saurait être résumé par une démonstration comparative aussi simpliste que celle réalisée par le journaliste Taddeï. S’il est en effet juste de rappeler que la colonisation est un mécanisme qui se retrouve dans la plupart des expansions de Royaume, Principauté ou Empire, il est par contre plus malhabile de ne pas nuancer le rappel en distinguant les différentes formes de colonisation dont nous avons connaissance. Dans son ouvrage Le Prince, le théoricien politique italien, Niccolo di Bernado dei Machiavelli fournit un échantillon des différentes techniques de colonisation qu’il a pu observer de par l’étude historique des sociétés du bassin méditerranéen, il y décrit des colonisations menées avec une extrême cruauté et d’autres, avec une certaine bonté ingénieuse. Description que les faits historiques corroborent, il ne viendrait pas à l’esprit de comparer les colonisations des Amériques menées par les Royaumes du Portugal, d’Espagne, de France et d’Angleterre qui ont abouti au génocide des amérindiens, à la colonisation de l’Alsace-Lorraine par l’Empire allemand en 1871. Tout comme, on ne trouve pour l’instant dans les récits des colonisations des Wolofs du Sénégal, de témoignages de génocides similaires à ceux subis par les aborigènes d’Australie et les natifs du Kongo. Ce n’est donc que par l’intermédiaire d’un certain à priori pour les évidences que l’on pourrait comparer uniformément toutes les colonisations, puisque l’étude historique montre qu’en réalité, elles ne se valent pas dans leurs visées ou procédés, de ce fait on ne saurait à l’identique mêler colonisateurs et colonisés.
Or en concluant ainsi, le journaliste amène consciemment ou inconsciemment à ignorer ce que fut la colonisation occidentale pour l’Afrique dont il est question dans leur échange. On demeure dans un flou historique de comparaison qui permet d’occulter le véritable nœud du problème dans le rapport du colonisateur au colonisé, le mépris meurtrier institué pour l’un par l’autre.
En effet, s’il n’était question que de frontières de territoire et d’identité, nous pourrions effectivement considérer qu’il est préférable de pacifier les consciences et « s’élancer vers l’avenir » plutôt que d’entretenir des incohérences similaires à celles que nous observons dans une certaine aristocratie française qui a fait du catholicisme son socle identitaire et civilisationnel exclusif. Mais rejette une partie du Moyen-Orient oubliant pourtant que les Conciles fondateurs du catholicisme romain se déroulèrent respectivement en l’an 321 et 381 dans l’actuel Turquie à Iznik, ancienne Nicée de la Bithynie, puis à Constantinople, nommé d’après l’Empereur Romain Constantin Ier. Et que jusqu’à sa conquête par l’Empire Ottoman au XVe siècle, l’Empire Romain d’Orient ou Empire Byzantin fut une terre chrétienne plus influente que Rome.
Les rencontres des peuples impliquent des déplacements de frontières et des échanges culturels allant jusqu’à la modification du socle identitaire, difficile de nier cela. Par contre, lorsqu’un certain mépris meurtrier motive cette rencontre, comme ce fut le cas entre l’Empire Romain et certains peuples d’Europe ou encore entre l’Europe Occidentale et l’Afrique, il peut être salutaire de ne pas « s’élancer vers l’avenir » trop vite.
Pourquoi cela ? Parce que le mépris s’accompagne rarement de la sincérité, mais plutôt de la manipulation et du mensonge. Le colonisateur pour justifier et légitimer ses actes a besoin de créer un mobile taillé sur mesure en travestissant sa victime en barbare aux frontières de la sauvagerie la plus extrême qu’il faut civiliser. On retrouve cette rhétorique dans les conquêtes de l’Empire Romain mais également dans les archives lumineuses du « Siècle des Lumières » de l’Europe Occidentale, c’est une nécessité puisqu’il faut convaincre sa population de ses bonnes vertus. Conséquence, la population de l’état colonisateur nourrit le fantasme d’appartenir à une nation soucieuse du devenir de l’humain et ne peut comprendre la fracture existante dans l’état colonisé souvent source de frustrations et de conflits. La population de l’état colonisé quant à elle, lorsqu’elle est vaincue, finit par adopter la culture et même parfois l’identité du colonisateur, c’est ce que l’historien Cheikh Anta Diop appelle l’aliénation. Si l’on transpose cela au sanguinaire rapport liant l’Occident, le colonisateur, à l’Afrique subsaharienne, la colonisée, on constate que l’horizon historique d’une partie de sa population tend vers celui de l’Occident. Le Moyen-Âge, la Renaissance, Napoléon, la première et seconde guerre mondiale, le communisme, le capitalisme et les révolutions sociales lui sont plus ou moins connus, ces périodes historiques et concepts structurent son imaginaire. Il saura parler avec plus d’aisance des pensées du sociologue du XIXe siècle Karl Marx que du modèle social qui régissait la vie de ses arrières grands-parents, et cela peut se vérifier dans quasiment toutes les disciplines de l’école dite « civilisée ». En dehors d ‘un attachement souvent creux pour un pays dont les frontières et les structures étatiques furent décidées par l’Occident, sa conscience historique en tant que fils de cette Afrique frise bien souvent le trou noir. D’ailleurs, cela lui est sans importance puisque l’éducation scolaire et religieuse le poussent vers dit-on la modernité, ainsi il n’est plus celui à coloniser, cela est inutile de fournir cet effort, puisqu’il n’a plus d’autres horizons de projection que celui hérité par l’Occident. Main dans la main, Occident et Afrique marchent à grand pas vers la modernité et les fruits du progrès, le premier se pensant inspirateur de la civilisation et le second, le suiveur par dépit. La démocratie devient la panacée des systèmes de gestion, le nec plus ultra de l’expression de la liberté, la capacité à produire de la richesse, l’indice de développement par excellence.
C’est à ce moment que la plus grande tragédie de la colonisation se révèle, emporté par la succession frénétique des lendemains d’un monde de l’instantanée, le colonisé subsaharien, bien que très largement au fait du racisme structurel de l’Occident qui a caractérisé l’esclavage, la colonisation et les récents rapports, a fait sien les conclusions de cet Occident. C’est-à-dire qu’il regarde l’expérience de ses arrières grands-parents comme une simple tradition, un folklore primitif, un chaos de sauvagerie religieuse et quand s’y mêle la croyance religieuse, des restes de rites sataniques à combattre. Ce faisant, il se refuse un questionnement décisif pourtant à la base des théories de communication sociale dès qu’il est question d’une rencontre de personnes. L’occident disposait-elle des outils nécessaires pour aborder et interpréter les réalités subsahariennes ? Dis autrement, l’élite occidentale que ses ancêtres rencontrèrent était-elle suffisamment mature pour comprendre les univers des subsahariens ?